« Le ventre : notre deuxième cerveau ! » Ce titre, retrouvé dans de nombreux articles de presse, reportages, documentaires, livres, a émergé il y a quelques années. La sagesse populaire a conscience depuis bien longtemps des liens étroits qui existent entre notre tête et notre abdomen : « En avoir dans le ventre », « avoir l’estomac noué », « mal digérer une nouvelle », « Chercher à savoir ce que quelqu’un a dans le ventre »… Notre ventre, c’est aussi le microbiote intestinal, lourd de un à deux kilos, que certains appellent « un nouvel organe » ! Le microbiote est l’ensemble des micro-organismes (bactéries, virus, parasites, champignons non pathogènes…) qui habitent et cohabitent avec l’homme à différents niveaux : la peau, les oreilles, les bronches, le vagin… C’est dans le tube digestif que l’on en trouve le plus grand nombre : environ 4.1013, soit à peu près autant que de cellules dans un organisme entier.
Le microbiote intestinal est très diversifié (environ 1000 espèces distinctes), et chacun de nous possède un microbiote unique (constitué de 150 espèces), différent de celui de notre voisin. Les deux tiers des espèces qu’héberge chaque adulte lui sont spécifiques. Le tiers restant est plus ou moins partagé selon les individus. Trois grandes familles de bactéries dominent : les Firmicutes, les Bacteroidetes et les Actinobacteria.
Le dialogue entre l’intestin et le cerveau est constant, et passe par quatre voies : la circulation sanguine, le système immunitaire, les voies endocrines (hormones) et le système nerveux. Les molécules sécrétées par les bactéries activent ces différentes voies qui transmettent alors leurs signaux au cerveau. Notre vision du microbiote intestinal et de sa contribution à la physiologie humaine a été complètement revue grâce à de récents progrès technologiques et en particulier aux nouveaux outils de métagénomique, qui permettent de cartographier et d’établir une véritable carte d’identitié microbiotique individuelle.
Nous venons au monde avec un intestin « stérile ». Rapidement le microbiote va coloniser le système digestif du bébé et va se diversifier dans les trois premières années de la vie, parallèlement au développement du système immunitaire. Cette colonisation va dépendre du mode d’accouchement (voie naturelle ou césarienne), du type d’alimentation (allaitement ou biberon), de la prise d’antibiotiques, de l’hygiène environnementale et aussi du moment du sevrage. Chez l’adulte en bonne santé, on considère que le microbiote est relativement stable dans le temps, même s’il est influencé par nos habitudes alimentaires, et modifié transitoirement lors d’une infection intestinale ou d’un traitement antibiotique. Il arrive que le microbiote soit altéré dans sa diversité (dysbiose) et/ou de façon quantitative (paucibiose). Dans les deux cas, cela peut occasionner des effets négatifs pour l’individu. Afin de mieux comprendre son rôle, les scientifiques ont inventé un modèle animal fort utile et particulièrement informatif : les souris ou rats axéniques (dépourvus de microbiote, « stériles »). Des équipes de l’INRA et de l’Institut génomique de Lyon ont ainsi pu montrer que le microbiote intestinal est impliqué dans la croissance, et contribue à déterminer la taille des souris adultes. Le groupe des souris axéniques prend moins de poids et sont plus petites que celles possédant un microbiote. Ces animaux élevés sans microbiote ont ainsi des besoins énergétiques 20 à 30% fois supérieurs à ceux d’un animal normal. La petite taille s’explique par le fait que l’IGF-1, hormone clé de la croissance, est diminuée. Ce phénomène s’observe lorsque les souris sont nourries normalement mais aussi lorsqu’elles sont sous-alimentées. Or certaines espèces de bactéries, comme Lactobacillus plantarum, favorisent la croissance postnatale des animaux. Résultats qui pourraient s’avérer bien utiles dans la lutte contre les effets délétères de la sous-nutrition chronique infantile.
Notre alimentation joue-t-elle un rôle dans la constitution de ce microbiote ? Un étudiant de l’université galloise d’Aberystwyth a été son propre cobaye, en se nourrissant exclusivement d’hamburgers pendant 10 jours. Son microbiote, analysé avant, pendant et après ce régime, s’est non seulement appauvri drastiquement en diversité, mais aussi en type de famille de bactéries présentes : les Bactéroidetes ont été remplacées par des Firmicutes, et les bifidobactéries, importantes pour lutter contre l’inflammation, ont diminué de moitié ! Quid alors d’une alimentation constituée uniquement de denrées non transformées ? Un élément de réponse réside dans l’étude du microbiote d’un des derniers groupes africains de chasseurs-cueilleurs. On le trouve beaucoup plus diversifié que celui des occidentaux ! Lorsque Tim Spector, professeur d’épidémiologie génétique à Londres, au microbiote stable et sain, suit leur régime pendant trois jours, son microbiote s’améliore ! Notons néanmoins que ce changement disparait quelques jours après son retour à une alimentation classique.
Longtemps cantonnée aux pays développés, l’épidémie de surpoids et d’obésité touche désormais 30% de la population mondiale, et d’ici 2030, la moitié de la population pourrait être touchée. Cela représente un problème de santé publique majeur, car elle est associée au risque de développer d’autres maladies telles que le diabète, l’asthme, les maladies cardio-vasculaires ou encore certains cancers. Les causes sont multiples et impliquent le mode de vie ainsi que des prédispositions génétiques. Au début des années 2000, des études ont montré que les souris axéniques étaient protégées de l’obésité induite par un régime à haute teneur en graisse. Dans le même sens, si on transfère le microbiote de souris génétiquement obèses à des souris de poids normal et vis-versa, les souris obèses retrouvent un poids normal, et les souris contrôles passent en surpoids. Chez l’homme, on a pu confirmer récemment que les personnes souffrant d’obésité hébergent un microbiote intestinal déséquilibré.
Pour aller plus loin, des chercheurs de l’INRA ont étudié l’impact de notre flore intestinale sur nos comportements, en focalisant leur attention sur une souche de rats génétiquement sensible au stress. Lorsque l’on soumet ces animaux à un stress, ceux axéniques montrent un niveau d’anxiété augmenté par rapport à ceux porteurs d’un microbiote conventionnel. Cette réaction va de pair avec une augmentation sanguine de l’hormone du stress (cortisol chez l’homme ; corticostérone chez le rat) dans le groupe des rats axéniques. Ainsi, à patrimoine génétique égal, le microbiote rend plus résistant ces petits rongeurs au stress. Quand maintenant ces rats consomment une bactérie lactique (Lactobacillus farciminis) leur stress s’en trouve diminué. On sait que cette bactérie diminue la perméabilité de la barrière intestinale, et réduit ainsi le passage dans la circulation sanguine d’une molécule bactérienne toxique, le LPS. Ce LPS est incriminé dans la neuro-inflammation du cerveau, qui elle-même accentue l’effet du stress. La question est posée : les produits laitiers fermentés, ingérés régulièrement et de façon adéquate, pourraient-ils avoir des vertus anti-stress ?
Lors d’une naissance prématurée, le nourrisson subit le stress d’être séparé de sa mère le temps que son état se stabilise. Or cela impacte l’équilibre entre les différents types de bactéries peuplant son intestin, et favorise les espèces incriminées dans les troubles comportementaux (voir plus loin). Le microbiote de prématurés humains a ainsi été implanté chez des rats axéniques ; il a été observé qu’ils présentaient une hyperactivité motrice une fois arrivés à l’âge adulte. Il reste à démontrer quelles bactéries (seules ou en association) au sein du microbiote interviendraient dans cette hyperactivité et si un moyen existe de neutraliser leurs effets.
Comme nous l’avons vu plus haut, le microbiote est modifié par l’alimentation. Lorsque l’on nourrit des souris gestantes avec un régime très riche en graisse, et que l’on mesure les facultés de socialisation des souriceaux de quelques semaines, ils se révèlent moins sociables que les petits issus des femelles nourris de façon standard. On observe aussi que le microbiote de ces jeunes souris dont la mère a été nourrie avec trop de gras, est moins diversifié. Ainsi, chez les rongeurs la dysbiose (ce déséquilibre du microbiote intestinal) se transmet d’une génération à une autre !
L’autisme est un trouble neuro-développemental caractérisé par la diminution des interactions sociales et de la communication, des comportements stéréotypés et répétitifs, et s’accompagne très fréquemment de troubles digestifs. Le microbiote des enfants autistes comporterait dix fois plus de bactéries de type Clostridium, une augmentation des Bacteroidetes et Desulfovibrio, et une diminution des Firmicutes et Bifidobacterium. On sait que chez ces enfants, l’intestin joue moins bien son rôle de filtre retenant les pathogènes, et que des marqueurs sanguins de l’inflammation sont souvent élevés. Le transfert de microbiote « sain » à des souris présentant des troubles autistiques améliore significativement le comportement social, mais cela uniquement si ce transfert se fait dans les premières semaines après la naissance. La bonne nouvelle est qu’un microbiote équilibré peut être restauré, et ainsi prévenir l’apparition des troubles de la socialisation.
Les rongeurs axéniques développent rapidement des troubles comportementaux évoquant des maladies psychiatriques : le repli sur soi, une perte de poids, des troubles du sommeil, de l’anxiété, la perte de l’hygiène voire des automutilations. Or ces troubles s’avèrent réversibles si on administre à ces mêmes rats des probiotiques (des bactéries bonnes pour leur santé) au cours des six premières semaines de leur vie. Au-delà, les troubles deviennent irréversibles, ce qui suggère que le microbiote joue un rôle crucial dans la période de développement du système nerveux central.
D’autres maladies mentales, tels les troubles psychiatriques comme l’anxiété, la dépression, les troubles bipolaires, la schizophrénie impliqueraient le microbiote.
Il est trop tôt, à ce stade, pour affirmer qu’il s’agit d’une cause, et non pas d’une conséquence. Néanmoins, l’hypothèse selon laquelle la composition de notre flore intestinale détermine en partie notre humeur et nos comportements mérite l’attention de la communauté scientifique. Si elle venait à être confirmée, cela ouvrirait des perspectives de prévention ou de traitement inédites en santé mentale. La question se pose alors : faut-il soigner ces maladies par le ventre plutôt que par le cerveau ? En 1908, le savant russe Ilya Metchnikov attribuait l’étonnante longévité des Bulgares aux yaourts qu’ils consommaient, et au début du XXe siècle, les yaourts étaient vendus exclusivement en pharmacie ! L’idée que les bactéries de certains aliments contribuent à notre santé n’est donc pas neuve. Le changement de microbiote par greffe fécale est déjà utilisé en clinique avec succès dans certaines pathologies inflammatoires du système digestif (maladie de Crohn par exemple). Peut-on pour autant penser que nos bactéries intestinales représentent les médicaments de demain ? Probiotiques, prébiotiques… ? S’il faut bien tendre l’oreille pour distinguer les deux mots, ils ne désignent pas du tout la même chose. Les probiotiques sont des bactéries qui, ingérées vivantes, ont un effet bénéfique sur notre santé. Quant aux prébiotiques, ce sont des sucres complexes (oligosaccharides) qui servent d’aliment aux bactéries du microbiote. Or, chaque bactérie a ses propres goûts et besoins. Grâce aux prébiotiques, on peut nourrir de préférence les bactéries amies et favoriser ainsi préférentiellement leur croissance. Plusieurs études ont montré les bienfaits des bactéries lactiques : aide au transit intestinal, lutte contre l’intolérance au lactose, prévention des diarrhées du nouveau-né, stimulation du système immunitaire… Cependant ces bactéries ont un effet transitoire : elles ne font que passer et ne s’implantent pas dans notre intestin. L’espoir repose sur une nouvelle génération de probiotiques, cette fois issue du microbiote humain, qui fait l’objet de nombreuses recherches. Nous n’en sommes qu’au balbutiement des connaissances. On peut imaginer que dans le futur, il faudra, comme pour les médicaments, adapter le probiotique au patient. Pratiquer une médecine sur mesure en fonction de son microbiote !